Revue Notes / Le retour de la vague celte

Dan Ar Braz, le catalyseur

Dan Ar Braz s'est illustré pendant plus de dix ans aux côtés d'Alan Stivell - dont il était le "lieutenant" ou le "contremaître" (dixit l'intéressé), avant d'être réclamé par Fairport Convention, fleuron du folk anglais des années 70, et de publier en 1977 son premier disque solo, "Douar Nevez". Depuis, sa carrière est jalonnée d'une douzaine d'albums et de nombreuses tournées en Europe et aux Etats-Unis.

Discret, ce guitariste au jeu fluide et rompu aux finesses mélodiques, s'est retrouvé soudain propulsé dans l'actualité avec L'Héritage des Celtes (Columbia/Sony Music). Un concept d'universalité, au-delà des chapelles régionales: couronné d'une Victoire de la Musique, il approche les 200 000 exemplaires (+ 115 000 pour le "live") et une suite s'annonce pour mars 97. Nous avions rencontré Dan Ar Braz l'an dernier, aux Francofolies de La Rochelle, encore tout étonné de cette soudaine (et tardive) reconnaissance.

- Vous n'avez jamais cherché le succès commercial, mais il arrive d'un coup, près de 20 ans après votre premier album...

Il est arrivé au bon moment. Jacques Bernard m'avait proposé de monter un spectacle pour le 70ème Festival de Cornouailles à Quimper, en 1993. Devant le succès du spectacle, il a décidé d'investir sur la production d'un disque. L'Héritage est mon treizième album. Si toutefois on le considère comme l'un de mes albums, car c'est un concept un peu particulier sur lequel a été mis mon nom. J'accepte la fonction qu'on m'a donnée, mais c'est un travail collectif. Lequel est très enrichissant car j'ai tendance à travailler en solitaire. Si l'on m'a mis en avant sur ce projet, les gens ne sont pas dupes. Je n'ai jamais aussi peu joué sur un album. J'en suis seulement le catalyseur. C'est très bien ainsi: je vis une expérience fabuleuse avec toute l'équipe, j'ai des musiciens extraordinaires à portée de musique et, même si mon rôle est très discret sur le disque, je n'en ressens aucune frustration. En revanche, certains des 10.000 fans qui achetaient mes disques dès que j'en sortais un, sont, eux, frustrés. Mais qu'ils attendent. Je les retrouverais plus tard.

- Le reconnaissance (médiatique, grand public) a pourtant été longue à venir...

J'en savoure chaque moment. Je crois que ce succès est le résultat de tout le reste. Je ne regrette rien. J'ai eu la chance, au cours de ma "carrière", de ne pas faire de mauvais choix, de m'en tenir à une ligne de conduite. Cette "période" a été finalement assez bénéfique, parce que L'Héritage est en fait le résultat de 25 ou 30 ans de mûrissement (et j'espère qu'on pourra l'écouter de la même façon dans dix ans). Il ne serait pas arrivé s'il n'y avait pas eu tout cela, ce repli sur Quimper sans subir de pression. Il faut savoir ce que l'on veut dans ce métier. Je n'en ai jamais voulu à personne parce que je n'étais pas davantage connu. D'autant que je ne faisais pas le nécessaire pour cela de toute façon. Le but, pour moi, n'est pas d'être connu mais de faire la musique que j'aime et si possible de vendre des disques, sans faire n'importe quoi pour cela. Jouer de la musique, travailler d'un instrument, écrire des chansons, ce n'est pas forcément très difficile. Il est plus difficile d'avoir l'idée de ce qu'on veut.

- On a parlé de ventes mirobolantes en Bretagne dès la sortie de L'Héritage...

On n'avait jamais vu ça à Quimper. Là où Cabrel avait vendu 500 albums en 1 mois, on a dépassé ce chiffre en 2 jours ! C'est, je crois, un record de ventes sur un seul magasin. Le disque se vend très bien dans tout l'Hexagone et on ne pourra pas dire que c'est de la "soupe". Mais je reste sidéré. Je m'étais dit que Paris viendrait vers moi un jour, mais je n'aurais jamais imaginé ça. Cela me donne encore plus envie de faire mon métier le mieux possible. Auparavant, quand je vendais 10 000 disques, j'étais ravi. J'avais un public, les gens m'écrivaient, c'était une petite famille. Bref, une expérience humaine qui vaut bien des ventes de disques... Aujourd'hui, le succès est là et il faut le gérer.

- Comment s'est passée la signature Columbia ? Vous avez définitivement quitté Keltia ?

Olivier Montfort, le directeur de Columbia, connaissait Jacques Bernard (qui fut représentant chez Keltia), le producteur du disque. Il est venu à Dublin écouter les pré-mixes. Il n'y a pas de hasard. S'il a adhéré à L'Héritage, c'est parce qu'il a senti quelque chose de fort sur ce projet. J'ai eu la chance de signer sur Columbia/Sony. Mais ce qui les intéressait, ce n'étais pas "tout" Dan Ar Braz, mais L'Héritage des Celtes. On verra ce qu'on fera plus tard. Je n'aurais pas aimé quitter Keltia ainsi, c'eût été injuste, pour moi et pour eux. C'est mon port d'attache. Je n'oublie pas qu'ils étaient là quand j'étais dans le creu de la vague. Mais c'était aussi un choix de ma part. Je leur ai toujours donné des albums qui tenaient la route. Ce fut toujours un échange de bons procédés. Keltia n'a pas produit mes disques, ils les distribuent. Celui qui a cassé sa tirelire, c'est moi. Tous les albums que j'ai sorti chez eux, je les ai amené clés en mains sur la table. En payant la pochette, la production... Ils m'ont permis ce choix et ne me demandaient aucune exclusivité. Je faisais ce que je voulais, quand je voulais, avec qui je voulais. En 1992, j'ai sorti trois albums d'un coup. Je savais bien qu'ils ne se vendraient pas beaucoup et j'étais même prêt à en acheter pour les vendre moi-même... J'allais préparer mes disques tranquillement, dans les terres, dans le petit studio d'un copain, avec une petite équipe et je prenais tout en mains. C'est un privilège, donc ça se paye. Je vendais 5 à 10 000 disques à chaque fois. Ce qui était déjà énorme chez Keltia (certains artistes, dans les multinationales, ne vendent pas autant) et, en tous cas, suffisant pour vivre en Bretagne et attendre des jours meilleurs... Mais je ne pensais pas qu'une opportunité pareille reviendrait un jour. Ce qui prouve, alors que le marché n'est pas facile, qu'il y a quand même une justice.

- Comme vous, d'autres artistes bretons, comme Mélaine Favennec ou Manu Lann Uhel, poursuivent depuis 20 ou 30 ans leur chemin, hors des médias nationaux, avec un public fidèle, des ventes de disques modestes mais régulières. Le statut régional est-il salutaire ?

Il est clair que la Bretagne a un problème avec la France. Il faut vraiment faire une différence nette et définitive, en dehors de toute nationalisme. C'est là le danger. La musique française n'a jamais été aussi bonne que maintenant, et je trouve qu'elle n'est pas suffisamment connue. Mais la musique de Bretagne n'est pas la musique de France. Des gens comme Favennec devraient vendre davantage d'albums. Pour réaliser son dernier, qui est une merveille, il a cassé sa tirelire. Depuis les années 80, entre 5 et 10000 personnes achètent ses albums à chaque fois. On a tous eu un public fidèle qui nous a permis d'exister, repliés dans nos contrées. Pour tous ceux qui ont fait ce choix, à un moment ou un autre, il sera payant. Surtout avec la période porteuse qu'on connait maintenant. Mais c'est vrai qu'à Paris, on n'est pas forcément au courant de toute cette réalité, de tous les artistes qui continuent à exister, les Gérard Delahaye et cie... Certains vivent mieux que d'autres mais ils existent, sans avoir à faire de compromis. Ce sont des choix qu'on a tous fait. Je souhaite que L'Héritage amène un coup de projecteur sur ces gens-là, qui sont là depuis longtemps et continueront contre vents et marées quoi qu'il arrive.

- Que pensez-vous du retour aux musiques "trad" ?

La musique traditionnelle est présente depuis toujours, partout, dans la musique américaine comme dans beaucoup de mélodies contemporaines. Beaucoup s'en sont inspirés. Qu'on lui donne la place qu'elle mérite, c'est très bien, mais il faut se méfier des excès. On a beaucoup parlé de la musique indienne, la musique zoulou, les voix bulgares... Qu'en restera-t'il ? On met parfois les choses à une telle hauteur... La musique bretonne, dans les années 70, n'avait pas besoin d'être aussi populaire que cela, parce que le phénomène n'était pas artificiel. Il est certes retombé, mais en fait il est revenu à une dimension plus "normale". La période est celtisante, on parle de plus en plus de world music (quand on a un peu de bouteille ou de kilomètres-âges, ces étiquettes laissent un peu rêveur... ) et il y a toujours des opportunistes pour sauter dans le train, presser le citron et exploiter tout ce qui peut l'être. Il faut rester vigilant. C'est peut-être notre rôle d'artistes bretons de dire: attention on n'a pas besoin d'en faire autant. Il suffit de savoir ce qu'on veut, trouver sa place et une fois qu'on l'a trouvée, pas besoin de viser le box-office sans arrêt. Quel intérêt ? Il est plus important de trouver une durée.

- Comment les bretons réagissent à L'Héritage ?

Récemment, je suis allé à une noce en Bretagne, en pleine campagne. Avec des paysans pauvres mais tirés à quatre épingles (ils avaient mis leurs plus beaux vêtements car on ne montre pas la misère du quotidien). A cette noce, on m'a remercié. On m'a dit: c'est bien que L'Héritage existe, ça nous ressemble". C'est ce qui fait la force de ce projet. En Bretagne, il y a une considération de toutes les générations. Les spectacles réunissent des gamins, des amis, des grands-mères... Des enfants ont demandé le disque comme cadeau d'anniversaire. Cela va plus loin que la musique. A force de vouloir tout niveler, la culture française est de moins en moins revendiquée ici. Les gens veulent rester en Bretagne, avec ou sans la langue. Il y a ce besoin, ce sentiment d'appartenir à une communauté. C'est bien cela la force de L'Héritage: les gens s'y retrouvent. Car ils sont "paumés" dans ce qu'on leur propose, la politique, la culture mondialiste...

- Vous avez réussi là où avait échoué Stivell avec sa "Symphonie interceltique"...

Mais Stivell a continué à jouer malgré tout. Il y a eu une surmédiatisation. On lui a reproché de faire du commercial, mais on oublie qu'il allait lui-même coller ses affiches en 2 CV à Montparnasse. Les chansons de Stivell n'étaient pas du tout destinée à être commerciales. Elles le sont devenues, mais il s'est battu comme un damné pour ca. Et s'il a réussi, chapeau. D'autres comme Higelin ou Lavilliers ont été dans la même sorte de mouvance, même si ca n'a rien à voir directement avec la Bretagne. C'est quand même malheureux qu'à un moment, à Alan Stivell ou Dan Ar Braz, on disait: "vous devriez changer votre nom !". Une fois passée la frontière imaginaire entre la Bretagne et la France, je me faisais "jetter", poliment certes, mais jetter. J'avais littéralement abandonné. Je n'avais pas travaillé en France depuis les grandes tournées Stivell. Il n' y a encore pas si longtemps, l'agent qui essayait de me faire tourner en France avait mal fou. Dan Ar Braz, c'était invendable. Jusqu'à Nantes, ça allait. Au-delà, fini. La Symphonie de Stivell est arrivée malheureusement un peu trop tard peut-être, pour déclencher quelque chose. Mais en moment, nous sommes dans une nouvelle période porteuse.

- Ne craignez-vous pas qu'une fois la vague de compilations passées, le phénomène ne retombe, comme il est retombé après les années 70...

Il y a toujours eu en Bretagne ce repli sur soi, dans le bon sens du terme, pour s'ouvrir après. N'oublions pas que les bretons ont été pris comme chair à canon en 14-18, qu'on leur a interdit de parler leur langue, qu'on leur a écrasé leur culture... Il n'y a pas de hasard. Il restera toujours quelque chose. Il y a toujours un risque que tout retombe, mais je m'en fous. Ce n'est pas ça qui m'empêchera de continuer. Si un jour la vague retombait (je l'ai déjà vécu), je suis rodé. J'ai déjà prévu d'autres projets, qui seront toujours liés à la Bretagne. Et si j'ai des projets, les autres en auront aussi. On trouvera toujours un moyen de faire avancer les choses.

Propos recueillis par Gildas Lefeuvre.