Alan Stivell, un musicien, une oeuvre...
Le reportage...

Novembre 98
Interview d'Alan Stivell par Thierry Moreau



Animation GS

Thierry Moreau :
Parle-nous de ton nouvel album "I Douar", de son titre, de ses invités : Youssou N' Dour, Khaled, John Cale, Jim Kerr, des Simple Minds ?

Alan Stivell :
"I Douar' veut dire "Une terre", en breton. Le disque est construit comme un voyage planétaire, ce qui m'intéresse c'est d'échanger nos cultures. Le fait même que je le dise en breton sous-entend que cette terre n'est pas uniformisée et qu'on y voit à la fois des échanges et des différences.
J'ai toujours été mondialiste et contre les frontières. Une idée que je défends et que je mets en pratique dans ma musique depuis le début.


Par exemple, quand je fais un picking à la harpe, on peut penser à la kora sénégalaise ;
il y a des points communs.
Il y a eu, grâce à la navigation, des échanges entre la Bretagne et l'Afrique de l'ouest. On retrouve des correspondances entre la musique celtique et certaines gammes berbères ou des polyrythmies sénégalaises. Quand on parle de racines de l'homme en France et en Afrique, ce lien là est essentiel ; tu rentres en profondeur avec les racines. Ces contrées ont gardé des racines remontant à l'époque du néolithique et qui, en même temps, sont tournées vers l'Atlantique.
Dans "I Douar », j'ai voulu inviter des cousins comme Paddy Moloney, des Chieftains, Jim Kerr, des Simple Minds que j'avais rencontré lors d'une émission "Mégamix" qui m'était consacrée sur Arte et pour le duo sur l'autonomie et le référendum en Ecosse pour l'émission Taratata. Il y a des invités venant d'endroits divers pour chaque chanson. C'est ce qui explique la présence de Youssou N’ Dour qui évoque l'Afrique noire, de Khaled qui vient du Maghreb, John Cale qui est issu du rock hérité du velvet underground.
Ce concept "I Douar', d'emblée, m'oriente à vouloir faire une approche plus large de la musique, plus éclectique que d'habitude, même si ce n'est pas si facile, car il faut garder une certaine cohérence. En effet, si l'on parle de terre, cela peut concerner des contrées plus classiques, le rock et les influences gaéliques africaines. Les instruments étendards de la musique bretonne : cornemuse, bombarde, sont d'origine arabe, cela doit faire frémir Le Pen. Pour Khaled, le personnage et son sourire correspondaient à ce que je recherchais. Je voulais montrer que le raï et le Breton n'étaient pas si éloignés, que les frontières étaient floues. Nous avons tant d'instruments en commun.

Thierry Moreau :
En l'occurrence, peut-on parler pour "I Douar" de world music ?

Alan Stivell :
Oui, mais je crois que le terme regroupe deux composantes : les musiques purement ethniques que l'on reçoit telles qu'elles arrivent, et les musiques évolutives de fusion entre l'ethnique et la technologie, je me retrouve assez bien entre ces deux pôles.

Thierry Moreau :
Comment proposes-tu "I Douar" sur scène, sans les invités, tu joues d'autres titres extraits de "Brian Boru" et d'anciens titres ?...

Alan Stivell :
On partage certaines voix, je fais celle de Youssou N'Dour, la voix de Khaled est faite par le bassiste mais on ne fait pas tous les morceaux du disque sur scène, c'est un tiers "I Douar', un tiers "Brian Boru" et un tiers de vieux titres qui subissent les dernières couleurs musicales tout en conservant les arrangements anciens.
Youssou N' Dour reprendra un titre qu'il chantera en breton à certaines occasions.
Ce qui m'intéresse, c'est d'échanger nos cultures. D'une certaine manière... l'uniformité serait autant un enfer que la "balkanisation" de toute la planète, je ne vois pas de solution autre que fédéraliste pour permettre aux gens de voir le 3ème millénaire sans appréhension pour leurs enfants. C'est ce que j'exprime en faisant un ping-pong permanent entre les textes en breton, gaélique, français, anglais, arabe et wolof.
Ma curiosité aux racines m'amène aux racines des autres. Il y a enrichissement mutuel.
Quand Khaled chante en breton, il y a tout ce rapport en une façon de voir les cultures, les racines, l'identité anti FN, anti Le Pen ; il me semble que le fait qu'il chante en breton est une grande communication de racines et d'identités.
Idir disait qu'en écoutant ma musique à la radio en Algérie, il était étonné qu'un européen chante quelque chose qui lui paraissait un truc de cousin, il y a des rapports, un parallèle à faire entre la Méditerranée et les peuples celtes. Tout le monde sait qu'elle est le creuset de la culture et de la civilisation...

Thierry Moreau :
Le home studio a-t-il influencé ton approche en tant qu'instrumentiste et compositeur ? Quelle part a eu la technologie dans l'élaboration d' "I Douar" ? Les avantages du home studio ?

Alan Stivell : Sur les conseils d'Andrew Sloan qui fait ma régie sur scène, je me suis équipé d'un Macintosch, j'ai préparé chez moi toutes les bases de l'album. Je travaille donc sur cubasse audio avec un Roland JV 80 et un clavier maître ORIA, ce qui permet d'enregistrer la voix, la harpe et la cornemuse à la maison. Pour certains titres, je me suis servi d'enregistrements sur DAT de la chanteuse irlandaise Breda Mayock ;
je les ai ensuite reportés sur les pistes audio du séquenceur sur lesquels j'ai fait les arrangements aux claviers.
Le fait de travailler chez soi permet au musicien de travailler en prise directe avec son album, ce qui donne une spontanéité absolue. Le home studio a permis d'effacer cette affreuse séparation qui existait avant, entre la phase de préparation d'un album et sa réalisation finale. Le fait de travailler avec des séquences, une nouvelle approche qui date des boîtes à rythmes... l'approche d'avoir un tempo et des machines ... et l'humain qui se trouve des nouvelles aires de libertés qu'il ne soupçonnait pas auparavant.

Extrait des propos recueillis par Thierry Moreau - novembre 98




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